Wednesday, August 24, 2016

ET SI ON ABORDAIT L'ATTENTE DANS LES AÉROPORTS SOUS UN ANGLE PLUS POLITIQUE ?

(...) "Vous avez tous fait cette expérience : vous êtes assis dans un aéroport avec une heure de temps à tuer, et vous êtes incapable d’échapper au bavardage d’une chaîne d’information en continu. Pour ma part, même si le son est désactivé, il suffit que le téléviseur soit en vue pour que je n’arrive plus à détacher mes yeux de l’écran. L’introduction d’un élément de nouveauté dans le champ de vision entraîne ce que les psychologues de la cognition appellent une réaction d’orientation (soit une adaptation évolutive cruciale dans un monde de prédateurs) : l’animal tourne aussitôt le visage et les yeux vers cette nouvelle entité. Sur un écran de télévision, on voit apparaître une nouvelle figure à peu près à chaque seconde : la nouveauté suspend les expectatives routinières liées à une situation donnée. Les images qui surgissent à l’écran interrompent le flux habituel de l’expérience et nous interpellent.(...) 
(...) "Une autre option, dans ce genre d’espace, c’est de consulter son téléphone ou de se plonger dans un roman, parfois justement pour se détourner de ce robinet à images. Un « multivers » d’expériences privées se trouve ainsi à portée de main. Mais, dans cette compétition entre diverses technologies de l’attention, ce qui se perd, c’est le type d’espace public que requiert un certain type de sociabilité." (...)
(...) " On nous propose aujourd’hui de jouir du silence comme d’un produit de luxe. Dans le salon classe affaires de l’aéroport Charles-de-Gaulle, le seul bruit susceptible de vous déranger est le tintement occasionnel d’une petite cuillère contre la porcelaine : pas de télévision, pas de publicité sur les murs. 
Et c’est avant tout ce silence, plus que les autres dimensions de cet espace d’exclusivité, qui donne à ses usagers une sensation de luxe. 
Lorsque vous pénétrez dans ce sanctuaire et que les portes automatiques se referment hermétiquement derrière vous avec un chuintement discret, la différence est presque tactile, comme si l’on passait d’un habit de crin à un vêtement de satin. Vous vous sentez moins crispé, les muscles de votre cou se détendent ; au bout de vingt minutes, la fatigue s’est dissipée. Vous êtes délivré. Dans le reste de l’aéroport règne la cacophonie habituelle. 
Parce que nous avons permis à notre attention d’être transformée en marchandise, il nous faut désormais payer pour la retrouver." (...) 
(...) "À partir du moment où nous réalisons que ce sont justement les décisions des occupants de ces salons Business qui façonnent l’environnement des passagers de la classe économique, nous commençons à percevoir les choses sous un angle plus politique.  
Pour pouvoir exercer ses facultés mentales de façon agréable, inventive et même éventuellement profitable sur le plan financier pendant les heures d’attente passées dans un aéroport, on a besoin de silence.  
Mais le cerveau du quidam de la classe économique (ou de celui qui attend à un arrêt de bus), lui, peut être traité comme une ressource – une réserve permanente de pouvoir d’achat vouée à être exploitée par le marketing innovant des « créatifs » du salon classe affaires." (...)